jeudi 2 septembre dès 14h
Vu de l’extérieur, l’espace d’exposition apparaît comme un environnement aménagé dont tous les éléments auraient été précisément planifiés. Les grandes tentures opèrent comme des portes monumentales. Les structures métalliques minimales remplissent chacune une fonction précise : table horizontale, pupitre oblique, porte verticale.
Or, l’harmonie apparente de cet ensemble est ébranlée à partir du moment où l’on entre dans le lieu. La déambulation du corps est entravée par endroits. L’appréhension de l’espace oscille entre ce que le regard perçoit et la projection mentale de l’esprit : entre présentation et représentation, entre territoire et carte, entre réel et imaginaire. C’est un peu comme tenter d’entrer dans une modélisation architecturale, à mi-chemin entre les explorations axonométriques constructivistes, certaines vues en coupe d’enluminures médiévales, ou quelque planification urbanistique moderniste.
Jeanne Tara a étudié et scruté les représentations perspectivistes de la Renaissance, plus spécifiquement les différentes variations autour de la Cité idéale peintes au cours du XVe siècle (Panneau d’Urbino, Panneau de Baltimore, Panneau de Berlin), caractérisées par un point de vue central, figé dans une frontalité hermétique, où chaque bâtiment, chaque axe, remplit une fonction définie. Or, pour elle, toute volonté d’ordrer, de contrôler, d’administrer, est appréhendée comme annonciatrice d’un potentiel dysfonctionnement. Comme si la perfection recelait forcément en elle sa propre altération à venir. Barrières, murailles crénelées, grilles, tuiles : malgré leur caractère ornemental favorisant leur assimilation dans le paysage quotidien, ces éléments relèvent, somme toute, de dispositifs de coercition, contraignant les corps et les sens.
C’est donc sciemment qu’elle tend à corrompre ce modèle de maîtrise formelle et morale en l’hybridant, le contaminant discrètement par des influences perturbatrices, étrangères, par les forces naturelles et les fluctuations imaginaires. L’environnement de l’exposition résulte dès lors d’une accrétion d’influences mouvantes stabilisées à un moment et un espace donné. Une « cosmologie personnelle » nourrie par des détails architecturaux prélevés dans le paysage urbain, par l’exploration des rapports de surfaces et de volumes du Minimalisme, ou encore par la complémentarité du plein et du creux de l’architecture des temples hindous…
La fonction laisse alors place à la fiction. La rationalité ploie vers la mythologie. L’ensemble prend des airs de cadre expérimental vierge en attente d’activation sur lequel plane un pressentiment de catastrophe. Pas tant une catastrophe passée, mais à venir. Les effets de transparence brouillent nos perceptions. S’agit-il d’ombres portées de filets étendus à l’extérieur, ou les traces laissées par l’évaporation de pratiques de pêche d’une civilisation disparue ? Pour quelle raison ces bâtisses miniatures parsèment-elles l’espace, certaines en partie consumées au cours de ce qui semble avoir été un rituel, comme autant d’« Afiéromas », temples miniatures « Ex Voto » déposés par des particuliers au bord des routes en Grèce et en Crète, là où un accident a eu lieu…
Les éléments indiciels du lieu – Eau, Arches, Halle, Lumière – sont appréhendés, recombinés, puis reterritorialisés en un dialogue exacerbant la résistance de l’organique au cœur de l’architectonique. Les lignes droites se brisent, ploient, serpentent. Les volumes menacent de fondre ou de s’éroder. Les surfaces planes parcourues de tranchées en bas-reliefs, ouvrent la voie vers l’exploration d’une potentielle profondeur.
Le chaos réside dans les détails qui surgissent sans autorisation sur les surfaces si clairement délimitées : Les gonds désolidarisés des portes d’une église et d’une Usine ondulent comme des algues. Une frise d’escargots patinée par le temps borde le cadrage inférieur d’un espace peint abstrait, à l’atmosphère orangée. Le damier, grille, « grid » informatique, s’échappe latéralement par un point de fuite hors cadre et figure le carrelage d’un bord de piscine diffracté par les cimes de vagues acérées, semblables à ces cartes en relief figurant les massifs montagneux, ou à la transcription graphique de fréquences noise sismiques.
Jeanne Tara déploie une capacité de résistance hypnotique aux contraintes. La notion de frontière, convoque chez elle l’idée d’articulation, de contestation par infiltration, de résistance par le mou. Frontière entre l’intérieur et l’extérieur, entre le privé et le public. Frontière géographique, frontière naturelle, entre l’idéal et le réel. Ici, les limites sont vouées à être dépassées, questionnées, éprouvées.
Les « surfaces défendues » n’évoquent alors pas l’idée d’une propriété définie comme privée qu’il s’agirait de protéger contre une « altérité » quelconque, mais plutôt comme zone de vie à défendre, à préserver dans sa dimension collective, spontanée et politique.
Maud Pollien
L’exposition de Jeanne Tara est soutenue par la Fondation béa pour jeunes artistes, par l’Office cantonal de la culture et du sport - DSC et la Ville de Genève
mardi-samedi 14h/18h