Nepenthes
Jeudi 25 juin entre 16h et 20h
Vient peut-être maintenant l’âge d’une autre expérience : celle de désapprendre, de laisser travailler le remaniement imprévisible que l’oubli impose à la sédimentation des savoirs, des cultures, des croyances que l’on a traversées. Cette expérience a, je crois, un nom illustre et démodé, que j’oserai prendre ici sans complexe, au carrefour même de son étymologie : Sapienta : nul pouvoir, un peu de sagesse, un peu de savoir et le plus de saveur possible.
Roland Barthes
La curiosité de Konstantin Sgouridis est insatiable. Il a appris, beaucoup, avant de « désapprendre ». En lui, expériences et connaissances ont infusé, se sont répandues. Leurs arômes libérés se mêlent désormais comme bon leur semble, jouent, dansent, puis viennent nourrir des intuitions fulgurantes. Sapientia ! Tout est là. Il n’y a plus ni catégories ni hiérarchie, la tension du vouloir s’apaise. Enfin les saveurs s’épanouissent, multiples.
Avec Népenthès, l’artiste une fois de plus désarçonne, venant nous chercher précisément là où on ne s’attendait pas à être trouvé. Drôle d’affaire. Car oui, face à la création contemporaine, les attentes ressemblent étrangement à des réflexes. Maudit Zeitgeist. C’est certain, Konstantin Sgouridis nage à contre-courant, mais jamais ne s’essouffle.
Il s’intéresse ici à l’objet de nos fantasmes, aux choses et aux gens, d’autant plus désirables qu’ils ne sont pas là. Frustration de l’attente, douleur de l’absence. Existe-t-il quelque espoir de dépasser l’envie sans pour autant éprouver de l’insatisfaction ? Seule l’expérience du détachement, de l’oubli semble pouvoir atténuer la peine. Pour être soulagé, il faut accepter d’abandonner une partie de soi.
Le désir crée ses propres objets, ses propres jouets. Et l’homme de trouver refuge dans l’objet de ses désirs, toujours idéalisé. Ainsi croit-il amortir le réel, captivé par ses chimères. Tel l’insecte attiré par le parfum du népenthès, qui se pose sur le rebord de l’urne, inconscient du danger. Car chaque désir crée le piège qui se refermera sur lui puis l’avalera, lentement. Le désir est instantané, foudroyant. La digestion, elle, prend son temps.
Konstantin Sgouridis montre ici dix installations, des céramiques agrémentées de bouquets de fleurs, posées sur leurs socles peints. Autant d’ensembles qui se font écho, se complémentent. Ils paraissent converser autour du sentiment amoureux, de la possible rencontre des êtres, de la passion. Mais aussi, en filigrane, de l’abandon, du manque, du délitement. Et trois peintures, composant un triptyque, où un personnage esquissé apparaît en quête de quelque chose. Une femme sans doute, qu’il ne parvient pas à trouver, qui peut-être n’a jamais existé.
La tentation est grande d’aller chercher dans ce dispositif un quelconque discours sur notre rapport à l’ornemental, un propos thématisé sur les différentes cultures de notre civilisation, ou un jeu de piste au milieu d’un déploiement complexe de symboles. Autant d’impasses. Loin de toute digression post-conceptuelle, Konstantin Sgouridis donne à voir la joliesse d’objets simples, artisanaux, la grâce des matériaux, l’éclat d’un bouquet de fleurs, la richesse et la variété des motifs décoratifs. Comme un clin d’œil au passé.
Pour dépasser la dichotomie du beau et du Beau, l’artiste va jouer des paradoxes et des ambivalences, à l’image de ses ensembles qui souvent présentent deux faces, ou du titre même de l’exposition, Népenthès, terme à double sens : mythologique d’abord, évoquant chez Homère un antidote à la mélancolie, botanique ensuite, pour décrire une redoutable plante carnivore. Pas besoin de choisir, heureusement. Les signifiants, tout comme les signifiés, savent cohabiter.
Konstantin Sgouridis s’invente céramiste, acceptant avec jubilation l’expérience d’une technique nouvelle, revendiquant une plongée subjective et non conventionnelle dans les matériaux qu’il découvre. De même, pour la composition des bouquets, il fait appel à Stella Falcoz, fleuriste autodidacte dont les arrangements inattendus toujours émerveillent. Chez l’un comme chez l’autre, aucune chape d’apprentissage ne vient entraver la liberté du geste, la spontanéité de l’expression.
Et tant pis si ça n’est pas parfait. Tant mieux, même. Car Konstantin Sgouridis chérit l’imperfection, les irrégularités, les accidents. Il sait apprécier le travail du hasard qui est à l’œuvre lors de la cuisson d’une céramique, tout comme l’imprévisible devenir des fleurs qui éclosent, vivent, se fanent puis meurent sous nos yeux. Et l’artiste d’orchestrer subtilement l’alternance des forces originelles. Beauté du mystère ou mystère de la beauté, voici venu l’âge d’une autre expérience.
Sébastien Maret
Avec la collaboration de Stellafleurs
et le soutien de la Ville de Genève
jeudi - samedi : 14h / 18h
et sur RDV