Centre de paysage
Le regard porte loin, il va jusqu’à la ligne d’horizon, en suit les variations et disparitions. Allongé dans l'herbe, on entend le bruit du vent dans les branches des arbres, une rivière qui coule plus bas et parfois aussi un « tchik-tchik-tchik… ». Ce ne sont pas les cigales, non, c’est l'arrosage automatique dans le champ voisin, ou alors dans le jardin de la maison du village. Comment sait-on qu’on est face à un paysage ? Qu’est ce qui fait qu’une image, la conceptualisation d'un paysage soit possible ? Que le paysage soit un construit, qu’il n’existe pas en lui-même, c’est une chose admise, mais reste à savoir quels en sont les éléments structuraux, et là, la réponse est moins assurée. Fait nouveau dans l’évolution du rapport de l’homme avec sa terre, il existe maintenant des métiers liés à la conservation et à l'étude des paysages de la même manière qu'au patrimoine. On peut donc imaginer qu’un « Centre de paysage » puisse exister, et mise à part une formulation apparemment bancale, on aurait plutôt pensé à un centre « du » paysage ; ce centre serait un lieu de conservation vide de l’objet qu’il étudie. On ne peut effectivement pas enfermer un paysage si ce n’est par l’image, ou plus largement l’imaginaire, qu’il soit pictural ou non. Une autre tentative de cerner une étendue qui s'offre à nous sous la forme du paysage, hormis cette expérience même, serait celle scientifique (mêlant géographie, géologie, écologie, économie, histoire …), ayant pour projet de prévenir les atteintes au paysage, si possible les réparer et ce en accord avec l'idée qu'on se fait de la nature. Le travail présenté par Gaël Grivet à la Halle Nord semble se nouer à ce niveau là, entre un imaginaire, une tradition picturale et un fait social. En suivant ce lien, qui, comme dans la majorité de ses travaux, est porté par un jeu de langage, plus largement une question de signification, on peut retrouver dans cette pièce ce qui unit de manière naturelle le signe à son objet. En effet, quoi de plus naturel qu'un paysage, et quoi de plus simple à recevoir que la peinture d'un paysage. En entrant dans la Halle Nord, on découvre les murs peints d'un vert assez clair, modelant ce qui ressemble à des collines suivant des courbes lentes et au sommet desquelles semblent se détacher sur le blanc du mur des brins d'herbes. Accroché au mur, un arroseur automatique. En s'approchant, les herbes se transforment en giclures et le doute s'installe quant à savoir si c'est bien l'arroseur automatique qui a projeté la peinture verte sur les murs. Le vert est ici plus qu'une couleur et a bel et bien une valeur indicielle : vert égale herbe et, à l'image de l'effet recherché dans les grands panoramas peints, l'illusion d'être sur la colline, dans le paysage, prend. Ce qui facilite et permet cette analogie est porté par ce qui tient lieu de ligne d'horizon – la séparation entre le vert et ce qui devrait être le bleu du ciel –, mais surtout par le titre et la saute de sens qu'il propose. Car il y a bien un centre, un centre de projection où cette dernière n’est pas celle de la perspective liée à la tradition picturale, qu’elle soit linéaire ou atmosphérique. Ce n’est pas le lieu non plus d’un sujet à qui s’offrirait la vue du paysage. Non, le centre, c’est-à-dire l’endroit d’où vient la projection de peinture et littéralement ce qui produit l’œuvre, est une machine. Il y a là une confrontation et une espèce de contradiction entre le paysage « coin de nature » et la machine, objet manufacturé, qui nous conduiraient à voir cette pièce comme la preuve que les objets ne sont pas qu’utilitaires, ne sont pas plus des moyens techniques que le paysage n’existe en soi, que faisant leur office ils créent non pas seulement un usage mais bien un milieu technique, soit ici, les conditions de possibilité et de visibilité du paysage. Evidemment, derrière la machine se tient l’homme pris qu’il est dans la tension entre un besoin plus ou moins grand de se développer, d’évoluer (avec tout ce que ces notions ont de problématiques), de vivre avec la nature, pour ainsi dire sur son dos, et la volonté de plus en plus forte de minimiser son impact sur cette nature : ne pas détruire les paysages de nos aïeux en créant pourquoi pas ce centre de paysage ; lieu de conservation improbable de ce qui ne se laisse même pas embrasser du regard. Cette tension se retrouve aussi dans la volonté d'effacer les traces de l'activité humaine. Un peu à la manière de Vendredi sur l'île de Robinson, en faisant disparaître les traces laissées, se trouve marqué, avec ce qu’il convient d’appeler un leurre, proche d’une certaine façon de l'illusion mimétique, un passage, la marque d'une existence. C’est peut-être ce qu’a vu Gaël Grivet dans le tableau de Jacob van Ruysdael à la fondation Calouste-Gulbekian, en attribuant à Ruysdael un geste de jardinier paysagiste. Gaël Grivet nous en propose une interprétation sous la forme d’une fiction : pour peindre sur le motif son tableau, le peintre, lui aussi paysagiste, serait entré dans le paysage pour abattre l’arbre qui bouche la vue, donnant une impression de naturel là où il n’y a qu’effacement des traces de l’artifice. Après l’arroseur automatique, imaginer le peintre « tricher », rappelle que le paysage ne rentre dans un tableau qu’au moyen d’un tour de force et qu’il doit pour ça être réinventé à chaque fois. Thomas Maisonnasse Mars 2010