There is no alternative (?)

Yann
Haeberlin

There is no alternative (?)

05.09 — 29.09.18
Vernissage: 

mardi 04 septembre à 18h

Lauréat de la bourse pour la réalisation d'un projet photographique à caractère documentaire de la Ville de Genève. 

 

Le paysan est le père nourricier de l’humanité. Il occupe, en cela, une position exceptionnelle dans la condition humaine. Aucun professionnel ne lui est comparable puisque seule la culture agraire nous permet de survivre.  Michel Serre

 

 

L’humilité souveraine

Animaux, outils, fruits et légumes, humains courbés sur la terre. L’ordre importe peu. Mieux vaut ce désordre apparent qui provoque le regard, lui propose une énigme. Désordre fécond des divers éléments d’un tableau à la fois profondément local et absolument universel. La juxtaposition des images tisse un réseau de sens auquel répond le sujet même : l’agriculture locale de proximité unit une multitude d’acteurs par des liens aussi ineffables que nécessaires. Le photographe les observe pour mieux les mettre en relation, présentant cette vie commune de manière ludique et malicieuse, pour rendre justice aussi à l’équilibre délicat et au labeur patient que requiert une activité empreinte d’humilité.

L’humilité, voilà sans doute un mot aux connotations douteuses. On humilie, on est humilié, l’humilité marque la soumission, la déchéance peut-être. Qu’une racine latine signifiant tout bonnement sol ou terre ait été investie d’un tel sens moral en dit long sur le dédain que nous manifestons aujourd’hui pour cet humus travaillé par des mains attentives, habiles et passionnées. Quoi de plus fondamental, pourtant, quoi de plus digne que ces hommes et ces femmes penchés dessus, accroupis, accrochés au rêve d’une souveraineté alimentaire que l’exiguïté du territoire genevois a depuis longtemps transformé en chimère ? Mais la chimère est féconde elle aussi, comme en témoignent les produits extraordinaires qui en sont issus. Extraordinaires justement parce que tout à fait ordinaires, bien réels et juteux, primaires et non tertiaires. Dans ces pages, ils explosent soudain dans une débauche de couleurs, chapelets de tomates violacées, dorées, écarlates, côte de bette rose bonbon, courges orangées, aubergine pansue qui passe du cuivre au zinzolin. À côté, la palette monotone des rayons formatés des supermarchés fait pâle figure.

En contrepoint, dans l’austérité du noir et blanc, ce sont les hommes et les bêtes qui triment. Les hommes, les bêtes, et leurs outils, eux aussi modestes et d’une surprenante élégance. Serfouette, houe, déchaumeuse, sarcloir, tous saisis comme autant de modèles précieux, d’une coquetterie charmante qui ne dément pas mais complète leur usage prosaïque. L’objet trivial, manuel, depuis longtemps destitué dans nos contrées mécanisées et ici rendu à l’ingéniosité et à la simplicité de son fonctionnement suscite une véritable émotion esthétique. Prenons cette araire perchée sur ces cinq socs qui sont autant d’escarpins d’acier, son châssis fuselé prolongé d’une roue d’un autre âge. Ou, simplement, ce couteau tout à fait banal, lame et manche légèrement maculés, qu’on ne peut s’empêcher de redécouvrir comme une merveille de technologie. Moins sophistiqué qu’un téléphone ou un ordinateur, certes, mais tellement plus vivant, plus immédiat. Soudain, l’objet simple pris dans le système à la fois complexe et évident d’une agriculture raisonnable recouvre son sens, sa dignité, sa beauté première.

L’ordonnée du regard dégage au fil des clichés les contrastes du noir et blanc et de la couleur, du grumeleux de la terre et de l’ondulé d’une bâche, du fouillis visuel d’un amas de pommes de terre lové entre les choux et de l’épure d’une carotte terreuse posée solitaire sur un fond immaculé, toutes fanes dehors. Double ou triple jeu qui semble faire écho à celui que jouent les cultivateurs eux-mêmes, dans la tension d’un travail où chaque fois l’art le dispute à l’artisanat. La mise en scène de ce petit théâtre campagnard s’affirme, discrète mais insistante, quand le cadre s’élargit un peu et laisse voir le fond blanc sur lequel se découpent les protagonistes, de chair, de bois ou de métal. Pour l’agriculteur comme pour le photographe, il s’agit de constituer patiemment les conditions d’une production, de mettre en place et d’ajuster les pièces d’un puzzle infini pour que surgisse l’image, ou le fruit. Pas d’instant décisif artificiellement isolé, ici, car tous les instants le sont également, ceux qui précèdent comme ceux qui suivent : la relation s’inscrit dans la durée.

La durée humilie, elle ramène à l’humus où l’on retourne quoiqu’on fasse. Mais l’humilité bien comprise, sans romantisme ni nostalgie, ni catastrophiste ni pathétique, peut être sereine et décomplexée et s’imposer comme simple constat dont il s’agit de tirer toutes les conséquences quant à notre rapport à l’alimentation, à l’environnement, à nous-mêmes en tant qu’individus et en tant qu’espèce. Ce livre illustre poétiquement, c’est-à-dire activement, créativement, les efforts entrepris pour aller dans le bon sens, celui d’une humilité littérale et souveraine qui, paradoxalement, ne peut que nous élever en nous incitant à retrouver – pour greffer ici quelques mots de Claude Lévi-Strauss – « cette harmonie sublime qui provient d’accords longuement cherchés entre le site et l’homme ».

 Raphaël Piguet

 

 

 Avec le soutien de la ville de Genève.

Horaires: 

mardi - samedi : 14h/18h